lundi 3 février 2014

Chapter V

Chienne de vie !
Tout en déroulant maladroitement la bobine dans le projecteur 35 mm, Charlie ne cessait de se rejouer la scène qu'il avait vécue l'après-midi-même. Il avait admis depuis longtemps déjà qu'il n'était pas né brave, mais sa couardise au commissariat l'avait stupéfié. Bref, il n'avait décidément rien d'un Tony Montana. Impossible de refaire la prise. Ce fâcheux épisode lui ouvrit au moins les yeux sur la raison de son aversion viscérale pour Dirty Harry. Saleté de flic.
Il lança la projection d'un film qu'il jugeait mineur et fixa la toile depuis sa cabine, pour oublier l'affaire.
Charlie était là, à guetter machinalement la future brûlure de cigarette lui dicter ce qu'il avait à faire. En réalité, son gagne-pain, il l'aimait bien. Le gros avantage, c'est qu'il lui permettait de visionner les films à l'oeil et de ne penser à rien. En 4 ans, il avait élaboré une théorie bien à lui de classification cinématographique, fondée non pas sur le budget du film, ni sur l'émotion suscitée chez le spectateur, ni même sur le casting, mais plutôt sur les piges des critiques. N'importe quel film pouvait se ranger dans une des trois catégories : films Inrocks-Cahiers du C., films Télérama-Inter, films discount-low cost. Cette nomenclature grossière présentait surtout l'avantage de se faire un avis à l'aveugle et d'éviter certaines séances éprouvantes. Pour l'heure, il venait de lancer une pellicule de deuxième catégorie, et, malgré sa grande patience, il ne put supporter le cinéma belge.
Il lui restait vingt minutes avant le changement de bobine. Son regard changea d'angle et, depuis sa hauteur, plongea dans la pénombre de la salle. Les séances tardives ramenaient toujours leur lot de cinéphiles bizarres. Il profitait de sa position surplombante pour s'abîmer dans quelques décolletés, au risque un jour de se faire repérer. Il alluma un clope. Il adorait ça, voir la fumée embrumer la lumière. Tout à coup, encore hypnotisé par les volutes, il crut apercevoir du mouvement en bas. Une femme s'était en effet levée, décidée. Elle parlait avec un homme assis à sa gauche. Charlie n'y prêta pas vraiment attention. Il était habitué à voir des junkies se réfugier ici pour laisser leur esprit voyager. Il pariait lourd sur un bad trip. Soudain, la fille gifla franchement le gars et se dirigea vers le néon de la sortie. Il ne s'écoula que quelques secondes avant qu'elle ne soit chassée par son gonze musclé. A l'instant où elle allait franchir la porte, la fille se retourna, sans doute pour évaluer la distance qui la séparait de la brute. Au même moment, un faisceau lumineux éclaira son visage. Charlie la vit. Du moins, il crut la voir. Puis la porte claqua. Charlie écrasa sa tige, expira une dernière bouffée et courut fissa jusqu'à la sortie. Arrivé dans la rue, il tourna la tête à gauche, à droite, se focalisa en vue panoramique et examina le macadam. Personne. Volatilisés. Merde ! Esther lui avait encore échappé. Charlie arpenta rapidement les rues voisines, sans stratégie de traque aucune. Il cognait le bitume, il enrageait. Courir, il le fallait. Au bout de 10 minutes, il se résolut à stopper ce vain effort. Il resta là, sur le trottoir, à bout de souffle.
Il n'était certes pas certain que c'était elle, mais ce dont il était sûr, c'est que ce soir-là le film était dans la salle et non sur l'écran. That's all folks.

4 commentaires:

  1. Un drôle de projectionniste. Mais pourquoi est-elle venue dans cette salle ?

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  2. Toujours autant de style dans l'écriture ! Bien sûr, changement de décor un peu rapide, nous qui étions encore en plein commissariat... L'essentiel, c'est de conserver la même ambiance pour l'unité du livre, et ça tu le réussis à merveille ! Vivement la suite !
    G

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  3. Au fait, la bande son du livre se prête maintenant parfaitement à la lecture !
    G

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