lundi 3 février 2014

Chapitre II

Il l'avait rencontrée quelques semaines auparavant dans un bouge malfamé des quais de Saône. Banale, telle fut leur rencontre, désobéissant ainsi à tout topoï romanesque. Une nuit glaciale, un furieux besoin d'étancher sa soif, des néons roses agressifs mais trop persuasifs. Bref, il titubait sur le chemin de la rédemption. La porte en métal noir s'ouvrit et, derrière elle, le geôlier le reluqua d'un air compatissant. Il retournait aux sources rassurantes et bienveillantes du monde nocturne. Cet univers, familier aujourd'hui, il avait appris à le dompter. A présent, il le dominait grâce à quelques repères bien étudiés. Le vestiaire trop cher, les quelques habitués solitaires accoudés au comptoir et déjà asphyxiés dans leur malheur, la serveuse épaisse dégoulinant sur le zinc et n'hésitant pas à faire du gringue, mais il y avait surtout lui, Coltrane et son Blue train, qui lui faisait oublier la chaleur tabagée et la puanteur du mâle en rut. Pour mieux savourer ce moment et plonger, il commanda un Cuba libre et alluma un clope qu'il ne fuma qu'à moitié. Perdu entre les volutes et le saxo décalé, il goûtait l'instantané. Après quelques Libre bien envoyés, il alla visiter les gogues, pas franchement ravi de retrouver pisse, moisi et coco étalée de manière immodérée. Il se soulageait promptement et elle était là. En réalité, elle le matait en train de se mater dans le miroir posé face à lui. Croupie dans une latrine, elle faisait partie de ces cons qui ne ferment jamais la porte, surtout pas celle des chiottes. Allez savoir pourquoi... La situation n'avait pas l'air de l'incommoder pour ce qu'elle avait à faire. Elle sourit, il lui renvoya ce sourire par miroir interposé. Restait à savoir qui allait remonter sa braguette le premier et oser affronter directement l'étranger.
" Z'êtes nouveau ici ? Vous ai jamais vu. Moi, c'est Esther." Et elle lui tendit franchement la main, qu'il hésita à serrer considérant les circonstances peu hygiéniques. " Charlie, un habitué." Sentant les emmerdes à plein nez, il battit en retraite avec un manque certain d'élégance. De toute façon, quoi qu'elle eût à proposer, il n'avait pas assez de pèze en poche. Il était habitué à faire chauffer la CB : cela lui rendait sa dignité.
Il retourna un peu asséché en direction du comptoir. Il gardait un œil rivé sur la porte des waters, rêvant cette rencontre insolite qu'il eût pu tenter d'accomplir. Il imaginait un vagabondage lynchéen dans le désert américain avec - Esther. Il ne l'avait pas vue sortir. Pourtant sa voix avait anesthésié ce public de paumés. Esther était sur scène. Robe noire. Chaussures rouges. Impossible de se rappeler ce qu'elle chantait, il s'en fichait d'ailleurs. Mais elle avait réchauffé en quelques notes seulement l'espace acoustique de cette boîte médiocre. Dire qu'il l'avait prise pour une putain de secours. Après son numéro de ritournelles bien mené, elle descendit de scène, marcha haut perchée jusqu'à la sortie et enfila son manteau. Elle jeta un regard en sa direction, coup d'œil rapide dont il ne sut pas trop repérer la cible. Elle n'était plus là. Il paya illico ses consos et sortit du bouge. Il ne mit pas longtemps à la retrouver, se laissant guider par la rumeur de ses talons. Il la suivit, longeant la Saône jusqu'au quai St Vincent. Elle s'arrêta une minute passer un coup de fil dans une cabine. Il restait à distance, toujours indécis quant à la manière de l'apprivoiser. Il en profita pour se griller un clope face au fleuve. Soudain, un crissement de pneus lézarda les murs de la ville. Un cri. L'odeur cramée du caoutchouc. Esther s'était envolée aussi vite qu'elle était apparue dans sa nuit.

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