lundi 3 février 2014

Chapitre IV

Rien qu'à sa démarche de vieille keuf mal gradée, il comprit l'erreur fondamentale qu'il venait de commettre. Il avait toujours pensé qu'on ne se rendait pas chez les flics innocemment. Bref, il était là, assis dans le bureau, ne sachant que faire de ses mains. Impossible retour en arrière. Les préliminaires ne laissèrent rien présager de bon. État civil, profession, et autres foutaises à la sauce barbouze.
"Bien, reprenons tout depuis le début. Racontez-moi ce qui s'est passé ce soir-là, lança-t-elle, la prose acerbe."
Après un ultime raclement de gorge, il amorça son récit d'abord hésitant : "Et bien, comme j'l'ai dit au téléphone à vot' collègue, j'étais à l'Harmony Club...
- Que faisiez-vous dans ce cabaret, ce soir-là ?
- Je tuais l'temps. Suis un habitué. Vous pouvez demander au personnel. Bref, en sortant, sur les coups de minuit, pour rentrer chez moi, j'ai vu la chanteuse, sur les quais.
- Attendez. Vous étiez seul au cabaret ? Soyez plus précis.
- On ne peut plus seul. Vous savez la vie de célibataire, Mam'zelle... Bon, euh, une voiture a déboulé de nulle part. Et puis ils l'ont embarquée dans leur caisse. Voilà ce que j'sais, moi. J'ai juste entendu le moteur ronfler. Et puis, pfuit, plus de chanteuse. T'à l'heure, à la radio, j'ai entendu qu'on recherchait une fille et... j'ai pensé à cette histoire. C'est tout. Rien de... enfin, vous comprenez quoi ? "
Pas bien certain d'avoir été convaincant, il était tout de même fier de cet acte de bravoure - un peu tardif - que lui procurait l'exercice de la déposition. Étonné qu'on ne lui posât pas d'autres questions, ni qu'on ne lui montrât pas les fichiers d'assassins aux gueules toutes plus terrifiantes les unes des autres, il trouva le moment bien choisi pour se lever, pour tendre généreusement la main à cette keuf, plutôt sympa en vérité, et pour prendre congé.
" Attendez là, un moment."
Elle sortit, l'allure chevaleresque, l'arme saillante au flanc, il ne lui manquait que son fidèle destrier. Après quelques rêveries fantasmatiques d'un goût moyen, il se laissa aller à diverses spéculations sur son subit départ, qui augurait une suite pour le moins difficile.
Il avait raison. La porte s'ouvrit quelques dix minutes plus tard et claqua sèchement comme la guillotine sur un os. La keuf n'était plus. A sa place, un cowboy, Perfecto et 501 délavé, qui s'avança lourdement et chevaucha une chaise. Charlie, glacé par cette entrée eastwoodienne, laissa mourir son sourire. Adieu l'avant-propos juvénile. Passage direct à la postface. C'était leur langage à eux, les flics, pour faire comprendre qu'il fallait pas les gonfler.
"Et ben, mon gars, va falloir être plus clair. Qu'est-ce tu foutais là ? T'avais picolé, hein, gars ? Et puis, qu'est-ce qui t'a pris de la suivre, cette fille ? " Ça sentait carrément le roussi. Imprégné de trop nombreuses références policières sur petit écran, il savait que c'était le dernier cap avant la mise à mort. Ne surtout pas rentrer dans leur jeu d'intimidation. On ne la lui faisait pas, à lui.
"Écoutez, j'ai déjà tout raconté. Je peux rien rajouter de plus. Après tout, on s'en moque de ma vie, ce que je foutais là. Non ? Et puis, estimez-vous heureux que je vienne témoigner.
- C'est bizarre, hein ? Bon, tu m'arrêtes si je me trompe, bien sûr. Mais un soir, y a un mec, il avait sifflé quelques verres de trop dans une boîte. Il aimait bien la chanteuse de la boîte, surtout quand elle se trémoussait sur scène en mini-jupe. Alors, quand elle est partie pour rentrer chez elle, il l'a suivie. Et puis, intervention divine, elle disparaît. Eh !Incroyable, n'est-ce pas ?"
Il crut que son palpitant allait lâcher : " Mais, je suis là. Putain ! j'ai rien fait, moi. J'la connais même pas cette fille !
- Et ben, ce mec, t'imagines même pas le merdier dans lequel il s'est foutu. Comme on va l'faire chier. On va l'suivre. Partout, même sur les gogues, même dans le lit des putes qu'il aime à tabasser. Mais, pour l'heure, il est libre. Libre de vaquer à sa petite semaine miteuse."
Charlie avala les mots qu'il aurait aimé sortir. Il se leva piteusement, signa sa déposition, et déserta le plancher des condés. Qui était le con dans l'histoire ?

5 commentaires:

  1. Cela mérite une publication sans mot de passe, au monde entier avec un petit statcounter pour étudier l'audience.

    Eric Chevillard n'a qu'à bien se tenir

    http://l-autofictif.over-blog.com/

    RépondreSupprimer
  2. Le rap nuit à la concentration nécessaire à la lecture filée des 4 chapitres ! Le choix de la play-list doit vraiment tenir compte du rythme de lecture et des atmosphères de chaque chapitre.
    "Les dingues et les paumés" vous plongent dans l'ambiance en quelques secondes. En revanche, "baisse les gens" donne vraiment envie de baisser le son !!
    Le polar est parfaitement en route, à la fin de ce chapitre 4. Bravo !
    Disparitus' wife

    RépondreSupprimer
  3. pas mal du tout ... faudra que tu me dises comment tu attaques dans le vif avec naturel. On reparlera de ce Charlie ... à bientôt.

    RépondreSupprimer
  4. Le lecteur trépigne d'impatience à l'ouverture de Guignol's band... Mais quel déception : le chapitre V est encore en maturation ! Heureusement, Thiéfaine est quand même toujours présent et il console l'internaute dépité : on ne peut pas se lasser des Dingues et des Paumés ! D'ailleurs, après cette douceur, Noir Désir écorche un peu l'oreille...
    "Soeurette"

    RépondreSupprimer
  5. Pour rester brancher musique, puisque l'écriture n'est pas au RDV aujourd'hui, il me semble que quelques morceaux bien choisis de la bande originale de Twin Peaks (comme The Pink Room par exemple) accompagneraient avantageusement le lecteur aux côtés de Charlie. Ambiance garantie...
    "Soeurette"

    RépondreSupprimer

 
over-blog.com